Alfonso Cuaron présente La Formula Secreta de Ruben Gamez
Formula

« Si l’on devait résumer le film, même si ce n’est pas vraiment possible, ce serait l’histoire d’un patient mourant qui reçoit une transfusion de Coca-Cola. » Tels furent les mots d’Alfonso Cuaron pour introduire le fantastique et méconnu La Formula Secreta de Ruben Gamez. En sa qualité d’invité du Festival, le réalisateur mexicain, dont le film Gravity fera l’ouverture de la Nuit Dans L’Espace, était venu au Lumière Terreaux mardi soir dernier pour partager un moment fort de cinéma avec le public chanceux de La Formula Secreta.

En guise de préambule à cette séance rare, Cuaron a raconté au public la véritable chasse au trésor qui le mène aujourd’hui de festival en festival pour faire découvrir cette rareté du cinéma « expérimental » mexicain. Ainsi raconte-t-il au public sa découverte et son engouement pour le film de Gamez alors qu’il n’est qu’adolescent. Le film disparaît alors brutalement, probablement à cause de la perte des copies. Alfonso Cuaron se met donc en quête du film, de cinémathèque en cinémathèque, et finit par obtenir une réponse favorable de la Filmothèque. Il effectue des copies du film qu’il emporte avec lui au Marché du Film du Festival de Cannes où il le projette à d’autres réalisateurs, provoquant un émoi fort.

Ce geste de Cuaron pour le film de Gamez souligne l’importance fondamentale des lieux de festivals et de marchés de films, associés aux démarches personnelles de réalisateurs passionnés, qui permettent de conserver et montrer ces films que la marginalité et le manque de moyens condamnent parfois à l’oubli.

 « C’est un film que je considère comme l’image parfaite de ce qu’est être mexicain. Tout ce qui peut contenir une part de la culture mexicaine y est exprimé. Et c’est en étant aussi spécifique qu’il en devient universel. » Alfonso Cuaron

Réalisme Magique

Alfonso Cuaron a tenu à rappeler l’importance des liens qu’entretient le film avec l’esthétique de l’image expérimentale comme langage. Là où La Formula Secreta apparaît comme profondément singulier, c’est dans sa manière d’appliquer le langage de l’image expérimentale à celle du Mexique de l’époque.

Le texte de la voix-off du film a été rédigé par l’écrivain et poète mexicain, Juan Rulfo, que Gabriel Garcia Marquez considérait comme un des auteurs fondateurs du « Réalisme Magique ». Et ce principe de l’irrationnel et du magique qui viennent s’insinuer dans le réel, s’applique parfaitement à La Formula Secreta, avec cette transfusion de Coca-Cola qui donne lieu à une virée effrénée et hallucinatoire dans un Mexique coupé en deux entre tradition paysanne et culture moderne.

« C’est un film très direct, primaire, qui s’insinue directement dans votre conscience. »

« Coca-Cola in the blood »

La Formula Secreta évoque, par la force des images, cette rupture qui s’opère entre tradition et culture américaine à la fin des années 60. Cette logique de couple d’opposition cimente et construit le film à travers un montage qui fait se heurter l’ancien et le nouveau. Entre humour et gravité, le film fait état de ce recul du monde paysan dont la pauvreté s’accroît avec l’explosion de l’influence commerciale et culturelle américaine. Cette idée d’une modernité débridée qui écrase tout sur son passage s’exprime notamment à travers les envolées frénétiques de Vivaldi dont la musique unifie les parties du film entre elles.

Dans l’une d’elles on voit un Mexicain manger un hot-dog, mais le hot-dog est rattaché à un interminable lien fait de saucisses. L’homme commence alors à suivre ce lien qui se met à traverser des séries d’images (elle passe sous le nez d’un réalisateur en plein tournage, à travers un défilé cadencé de pieds chaussés de Converse, traverse les terres arides des campagnes…). L’homme aboutit finalement au bord d’une rivière et utilise les saucisses comme lasso pour y attraper quelque chose. Le fruit de sa pêche sera fait de trois bureaucrates en costume cravate.

Le passage des séries entre elles étant unifié par cette image subliminale de la silhouette de la bouteille de Coca-Cola qui souligne ce pouvoir de la culture américaine qui passe par des icônes.

Visage-Paysage

Cette rupture qu’évoque le film s’incarne aussi plus gravement dans une opposition des forces générationnelles. Dans une série très marquante, qui nous évoque Un Chien Andalou de Buñuel ou Le Sang des Bêtes de Franju, un jeune homme tue et dépèce une vache face caméra. L’agonie de l’animal sur la musique de Vivaldi réunit cette idée de la violence traditionnelle brute, dont la frénésie est partagée avec cette modernité destructrice.

Les parents du jeune homme le félicitent alors et intiment de transporter la carcasse, donnant lieu à une scène forte de sens. Le jeune homme, dans une posture de chemin de croix, entreprend l’ascension de la colline, la carcasse chargée sur ses épaules. Le montage substitue alors à la carcasse dépecée, le corps mort de la mère puis du père du jeune homme. Cette image nous ramène à cette idée d’une continuité générationnelle de la violence, mais aussi peut-être à l’idée qu’en acceptant cette modernité, la jeune génération devient meurtrière de ses aînés.

Cette opposition entre la jeunesse moderne et l’ancienne génération pourrait être résumée par le traitement des visages qui apparaissent comme un choix fort du film. Gamez filme souvent en gros plans ces visages d’aînés dont les stigmates et l’âpreté sont aussi ceux de leur terre que la modernité condamne au tarissement. Le visage de la jeunesse mexicaine, partagée entre tradition et modernité, est lui aussi capturé dans ces gros plans de garçons aux regards durs et absents, comme dépossédés d’eux-mêmes par cette culture américaine qui à la fois les attire et les arrache à leurs racines.

Laurine Labourier