La Forme de l’eau, Shape of Water : la créature du laboratoire


En exclusivité de presque 4 mois avant la sortie française, nous avons eu la chance de voir le dernier film de Guillermo Del Toro durant le festival Lumière…

2 ans après le très bon mais imparfait Crimson Peak et son univers de romance gothique au cœur d’une maison hantée absolument sublime, le réalisateur mexicain revient encore une fois sur un petit film après son double désistement de Pacific Rim 2 et de Justice League Dark où il officie encore (officieusement) au poste de producteur sur les deux projets. 

Le troisième acte d’une trilogie dans une époque différente

Il est amusant de voir que Del Toro cherche à boucler sa trilogie intime initiée avec L’échine du Diable puis son chef-d’œuvre à ce jour : Le Labyrinthe de Pan (comme je l’expliquais dans ma critique ici).

Shape Of Water a cette fois-ci bien plus de points communs avec les deux titres cités : un conte gothique aux portes du fantastique et de l’imaginaire et situé dans un contexte historique réel et souvent belliqueux (le révolution franquiste pour les deux premiers, la guerre froide pour celui-ci)  .

Le film parle d’Eliza, employée de ménage muette, travaillant dans une base militaire, lors de sa routine quotidienne de nettoyage d’un des laboratoires, elle va voir alors un secret dissimulé en la personne d’une créature amphibie, enfermée dans un aquarium et livrée à d’horribles expériences. Au fur et à mesure que le temps passe, Eliza va se lier de plus en plus avec cette créature qui redonne un sens à son existence.

Une reaumance-hommage au cinéma d’antan

Comme d’habitude avec Guillermo Del Toro, l’originalité du sujet, dans une pleine période de néant artistique offert par le cinéma américain de divertissement, est sa façon à lui, comme dans ses précédents films, d’aborder des genres encore inexplorés dans sa filmographie.

Bien évidemment la romance entre la belle (muette) et la bête (aquatique) rappelle King Kong mais aussi et surtout La créature du lac noir, œuvre phare des Universal Monsters, ayant traumatisé le jeune Guillermo dans sa jeunesse avec le Frankenstein de James Whale. Mais l’aspect le plus étonnant du film, que la promotion a élégamment (volontairement ?) éludé, est bien l’aspect romantique et surtout musical. (Non, le film n’est pas une comédie musicale ; tout comme, cette année, La La Land et Baby Driver n’en étaient pas.)

On parle de codes et de mise en scène appliqués à certaines séquences pour illustrer la routine sans fin de la journée d’Eliza (les mêmes plans répétant le réveil, la douche, le poinçonnement à l’horodateur et le départ en bus d’Eliza), avant de souligner en non-dit le secret de sa romance contre-nature sur fond de « La Javanaise » de Serge Gainsbourg.

Un amour de poisson pour un film plus cochon…

Plus que la mise en image de la romance entre une humaine et un homme poisson, on peut noter depuis deux films à présent que Del Toro entame un virage plus adulte dans sa façon de montrer sans aucun tabou ni censure la sexualité de ses personnages ; chose qui pourrait paraître anecdotique mais qui pourtant est un élément à la fois déclencheur et perturbateur dans le scénario du changement de comportement d’Eliza et l’impact que cela entraîne sur différents personnages.

On peut également le voir pour Guillermo Del Toro comme une façon de tordre le cou à ce comparatif bêtement attribué, à ses débuts, de « nouveau Tim Burton » qui, lui aussi, a énormément de mal à faire s’exprimer des êtres sexués, qui ne le font d’ailleurs qu’en de rares occasions dans sa filmographie, l’exemple venant immédiatement restant à ce jour Michelle Pfeiffer en Catwoman dans Batman Returns ou la relation à forte tension charnelle Barnabas/Angélique dans Dark Shadows.

Entre la jeune ingénue assouvissant ses désirs au-delà de l’écrit dans Crimson Peak et la « transformation » d’Eliza au contact de l’homme poisson passé le 2e acte du film, un vrai virage thématique a été effectué par le réalisateur pour faire comprendre que ses films seront désormais adressés aux adultes.

Explorer ses thématiques pour mieux les prolonger

Shape of water marque aussi une rupture dans l’utilisation des codes de son réalisateur, qui ont changé depuis à présent 5 ans : la représentation de l’horloge ou du temps est devenue plus symbolique que visuelle (le décompte avant apocalypse dans Pacific rim et le temps qui reste à Edith avant de tomber dans la machination des Sharpe dans Crimson Peak) ; mais on peut aussi et surtout voir que la représentation de la violence viscérale a été mise en retrait, afin que le propos soit mieux servi dans celui-ci après le déferlement dans son précédent.

Ici un accident de laboratoire sera suivi de façon presque secondaire avant d’être exhibé en plan frontal pour détailler la nécrose d’un personnage ou de souligner également les blessures infligées à l’homme poisson pour mieux faire ressortir la douleur mais aussi le côté fantastique de la créature. Des codes de ce genre pourraient sonner comme une sorte de rappel parcourant ses œuvres, mais dans Shape of Water, ces codes-là, comme dans le reste de sa filmographie, ne sont jamais gratuits et sont totalement imprégnés dans le film à des fins de service de la narration, apportant même dans Shape of Water des représentations plus intimes collant avec le contexte historique.

Afficher sa différence pour se distinguer du lot

Shape of Water est un film anachronique puisque le message véhiculé sonne complètement moderne mais est raconté et filmé dans une époque qui fait écho à la nôtre. N’importe quel autre réalisateur aurait souligné encore plus ces parallèles pour mieux dénoncer notre époque, mais Del Toro, en punk fantaisiste qu’il est, livre absolument tout le contraire : une romance gothique et anarchique sous couvert d’un hommage à un pan du cinéma qu’il affectionne et qui a disparu des écrans de nos jours, sauf à de rares occasions. Le nostalgisme étant devenu plus un outil commercial qu’un véritable objet de questionnement sur notre époque, Shape Of Water est avant tout une œuvre à l’image flamboyante du passé, orchestrée par un adulte qui veut, avant toute chose, continuer à faire rêver son public.      

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Philippe Orlandini

Chroniqueur cinéma, séries et actu geek en général. On me dit le sosie de quentin tarantino et de voldemort.