Paterson, de Jarmusch : le temps retrouvé
Paterson

patersonaffiche

Alors qu’il a secoué la croisette cet été au côté d’Iggy Pop pour son documentaire Gimme Danger, c’est avec Paterson que Jim Jarmusch était en compétition pour la palme d’or. Et si le cinéaste est reparti bredouille, il signe un film vibrant de poésie sur l’amour et le temps.

patersonlaura

L’Économie du couple

Paterson est chauffeur de bus à Paterson dans le New Jersey. Chaque matin il se réveille auprès de sa compagne, Laura, artiste fantasque et douce dont il partage le quotidien. Car c’est en montrant ce quotidien que Jarmusch entend poétiser la routine amoureuse. En effet, la vie de Paterson semble réglée comme du papier à musique, pourtant si l’on y prête attention il ne s’y passe jamais vraiment la même chose. Dans la tendresse de chaque réveil auprès de Laura, le cadre demeure le même, surplombant le couple, saisi au seuil du réveil. Pourtant, aucun geste de tendresse de Paterson pour Laura n’est jamais le même, et c’est à travers cette partition de regards et de gestes tendres que Jarmusch dessine leur attachement mutuel. Golshifteh Farahani campe avec une douceur infinie cette muse lumineuse qui habite l’esprit de Paterson durant ses sessions d’écriture au bord de la rivière.

adam-driver-paterson-movie-image

Jarmusch met à nu les liens d’entente muette qui se nouent au sein du couple et forgent l’amour. Ainsi Laura demande-t-elle chaque soir à Paterson d’aller promener Marvin, leur bouledogue anglais. Et si ce dernier s’en acquitte de mauvaise grâce, c’est pour mieux savourer la bière qu’il boit au pub chaque soir et dont elle aime sentir le goût léger sur ses lèvres lorsqu’il l’embrasse avant de dormir. C’est Laura qui tout au long du film va lui inspirer ses plus beaux poèmes. Et ce rapport du poète à sa muse, Jarmusch le matérialise en de vertigineux fondus enchaînés où se mêlent l’écriture du poète, les eaux tranquilles de la cascade et le visage de Laura.

Entendre et voir le monde

Avec Paterson, le cinéaste nous appelle à reconsidérer notre rapport au monde et l’attention que nous portons aux êtres et aux choses. Dès lors qu’il entre dans son bus, Paterson ne devient plus qu’une écoute et un regard. Celui du guide qui mène ses passagers à leur destination chaque jour, celui d’un homme sensible à la banalité de l’existence de ses semblables. En effet, Jarmusch isole subtilement les conversations des passagers, comme une bulle à l’intérieur de ce microcosme qu’est le bus N° 23.

paterson-feature

Ainsi Paterson se trouve être chaque jour le témoin de toutes les petites saynètes qui se jouent dans son bus. Les passagers ne lui prêtent aucune attention. Et c’est précisément cette position de fantôme omniscient que tente de nous faire percevoir Jarmusch. Pour les passagers, Paterson n’est qu’un regard (celui du conducteur). C’est ainsi qu’ils ignorent l’oreille du poète sensible à la poésie du quotidien. Du jeune couple d’anarchistes au duo de dragueurs losers, chaque discussion volée plonge le personnage dans un émerveillement furtif, celui de la beauté quotidienne. Le montage joue avec une grande fluidité de ce jeu sensible entre écoute et regards. Tantôt il isole la discussion des passagers, pour mieux revenir à des plans du regard de Paterson sur la rue. C’est d’ailleurs peut-être ici qu’Adam Driver trouve son plus beau rôle, en poète amoureux sensible à la beauté simple des choses.

Faire de la vie un événement

En effet, le film apparaît comme une véritable ode à la poésie et à la création. Ainsi Paterson rencontrera-t-il sur sa route deux doubles de lui-même. Sa rencontre avec la petite fille au carnet et le poète japonais est l’occasion d’un partage autour de la poésie, la leur et celle des autres. Le film travaille ainsi de nombreuses références poétiques qui construisent comme un portrait poétique du personnage. Qu’il soit question d’Emily Dickinson, Pétrarque ou William Carlos Williams, l’évocation poétique est toujours vectrice de création ou de rencontre.

paterson

En effet, ces deux rencontres soulignent la réflexion profonde de Jarmusch quant à la notion d’événement. Si le film apparaît donner volontairement l’image d’un recommencement cyclique permanent, c’est pour mieux redonner un sens et une valeur à l’événement. Dans un monde où la course du temps est devenue une norme, Jarmusch redonne à chaque geste, chaque rencontre, cette puissance oubliée. Ainsi, la destruction du carnet de poèmes par Marvin apparaît comme un véritable cataclysme pour Paterson. Alors que sa compagne désolée tente de le réconforter, ce dernier lui répond que ce n’était « que des mots écrits sur l’eau ». Jarmusch, par cette simple phrase, résume le projet de son film : rendre compte de la beauté de la vie quotidienne et de son infinie richesse, lui redonner sa force tout en nous donnant conscience de son infinie fragilité.

Laurine Labourier