Édito : La Culture a-t-elle une éthique ?
Culture ArlyoMag

La Culture a-t-elle une éthique ? La question pourrait faire s’arracher les cheveux aux quelques milliers de lycéens qui plancheront bientôt sur leur épreuve de philo. Mais qu’ils se rassurent : même le baccalauréat en poche, la question reste ouverte, et criante d’actualité.

Il y a quelques mois, l’artiste Anish Kapoor achetait les droits exclusifs d’une couleur développée par Surrey Nanosystems : le noir « le plus noir qui puisse exister », selon l’entreprise. Le plasticien britannique, qui n’a contribué en rien à sa création, s’en est donc octroyé la propriété au détriment de tous ses autres confrères, et par le seul pouvoir magique de son compte en banque. L’affaire fit grand bruit et contribua à poser la question qui nous intéresse aujourd’hui : l’Art, la Culture, tout auréolés de prestige que soient ces concepts, sont-ils, eux aussi, bassement soumis aux affres de la moralité ?

Tapis rouge

Il a quelques jours, Laurent Lafitte défrayait la chronique avec sa blague sur le viol en ouverture du festival de Cannes. S’adressant à Woody Allen, présent pour son film Café Society, le comédien enchaîne :

« Ça fait plaisir que vous soyez en France parce que ces dernières années vous avez beaucoup tourné en Europe, alors que vous n’êtes même pas condamné pour viol aux États-Unis ».

Gêne dans l’assistance, et incertitude. La blague s’adresse-t-elle directement à Woody Allen, accusé de viol par sa fille adoptive Dylan Farrow ? Ou bien à Roman Polanski, poursuivi, outre-atlantique, pour le viol présumé d’une mineure en 1977 ? Lafitte confirmera plus tard qu’il visait bien ce dernier. Comme le résumera parfaitement l’humoriste Farry sur le plateau de l’émission On N’est Pas Couché consacré à Cannes et diffusé samedi 21 mai :

« On est quand même dans un monde où, quand on fait des vannes sur un réalisateur accusé de viol, on doit préciser lequel ».

Roman Polanski en 1977
Roman Polanski en 1977

Derrière l’humour qui tente, parfois maladroitement, de dépasser des drames humains, c’est une question éthique que ce genre d’incident soulève. À quel point l’œuvre est-elle associée à son auteur ? Peut-on juger, et donc condamner, les productions artistiques et culturelles par le biais des actes de son créateur ? En Littérature, la question revient souvent par l’exemple emblématique de Céline, génie littéraire mais exécrable antisémite.

Autre cinéaste, autre affaire, mais même débat : Pedro Almodovar et les Panama Papers. Le cinéaste espagnol et son frère sont en effet cités pour une compagnie offshore détenue entre 1991 et 1994. Agustin, le moins connu des deux frangins sur la scène internationale, en endossera l’entière responsabilité publique. Heureusement qu’on peut compter sur la famille… Cela n’empêchera pas le réalisateur d’être contraint d’annuler toute la promotion de Julieta, son dernier film.

De la fonction de l’Art

Une loi tacite nous enjoint à dépasser ces délits et ces crimes (qui bénéficient d’une présomption d’innocence, rappelons-le) pour ne conserver que l’Art. Et en effet, boycotter les potentiels chefs-d’œuvre des uns et des autres, alors même que l’Art vaut par son intemporalité, semble pour le moins paradoxal. N’y a-t-il cependant pas une légère différence, entre, d’une part, distinguer l’Humain de son œuvre, et d’autre part, participer à l’impunité totale dont bénéficient certains artistes en se cachant, offusqués, derrière un voile d’hypocrisie, lorsqu’une blague vient nous rappeler leurs exactions ?

« Nous avons l’art afin de ne pas mourir de la vérité » disait Nietzsche

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que l’Art et la Culture, au même titre que la Technologie par exemple, ne sont jamais que des productions de l’Humain pour l’Humain. À ce titre, leurs dérives ne seraient alors que les nôtres. Quand la science-fiction s’interroge sur le devenir de l’Humanité par le biais de la science, par exemple, ne nous rappelle-t-elle pas simplement que ce n’est pas l’outil le responsable, mais bien celui qui le crée, puis le manipule ?

Colin Clive dans le rôle du docteur Frankenstein (Frankenstein, Whale, 1931)
Colin Clive dans le rôle du docteur Frankenstein (Frankenstein, Whale, 1931)

Alors que nous aimerions faire des créateurs des idoles, des sur-Hommes, ces questions éthiques viennent les déloger de leur piédestal et nous rappeler qu’ils ne sont qu’humains, trop humains. Mais que l’on ne s’y trompe pas, les artistes ne sont pas les seuls acteurs de notre vie culturelle à faire parfois l’objet d’un culte, au risque d’une trop grande complaisance morale, et d’une suspension, toujours dommageable, de notre esprit critique.

Au premier plan des sports qui cultivent les fétiches comme d’autres les radis : le foot, évidemment. Balzac disait de la tombola qu’elle était « l’opium des pauvres », un peu avant Marx et sa célèbre sentence : « la religion est l’opium du peuple ». C’est justement ce parallèle entre religion et foot qui tient actuellement l’affiche au musée Gadagne avec son exposition Divinement foot ! Dans un contexte de lutte sociale qui ne cesse, ces derniers jours, de prendre de l’ampleur, et à quelques semaines de l’Euro, la prise en compte de cette compétition dans l’avancée du débat politique risque d’être un indicateur précieux pour juger si le football est bel et bien le nouvel opium du peuple.

Enfin, si le ballon rond ne suffit pas à faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre, il restera toujours la musique. Ne dit-on pas de cette dernière qu’elle adoucit les mœurs ? Rien n’est moins sûr au vu de la nouvelle playlist que la rédaction vous a concoctée cette semaine. On reste en effet dans le thème avec, au programme, des chansons engagées au petits oignons, de Renaud aux Clash en passant par Bruce Springsteen. Parce que la Culture n’est heureusement pas seulement le témoin de nos imperfections, elle peut aussi s’élever pour les combattre, ou mieux encore peut-être, proposer des alternatives.

La Culture, à défaut d’une éthique, possède de multiples fonctions. Et la mission que notre rédaction s’est donnée, c’est de vous faire découvrir les artistes qui la font vivre chaque jour. Quant au débat soulevé plus haut, il reste ouvert…

Vous lisez ArlyoMag, soyez les bienvenus.

Picture of Yoann Clayeux

Yoann Clayeux

Fraichement débarqué dans l'association en 2014, passé par la rubrique Théâtre et la correction d'articles, avant d'occuper le poste de Rédacteur en chef pendant près de deux saisons, j'ai depuis cédé ma place pour revenir à l'écriture d'articles en dilettante.