Matisse ou la (re)découverte d’un artiste funambule
Jacky par Matisse, Encre de Chine

C’est un acrobate de la peinture française que le musée des Beaux-Arts a choisi d’honorer en la personne d’Henri Matisse. Peintre et sculpteur, l’artiste a longtemps entretenu une amitié avec le Musée des Beaux-Arts, qui consacre dans l’exposition une salle à cette relation lyonnaise. La muséographie, à la fois thématique et chronologique, permet de rendre compte avec efficacité du travail de dessin de l’artiste. D’un support à un autre, d’un outil à un autre, « le Laboratoire Intérieur » démontre à quel point, acrobate, Matisse a su jongler avec la modernité.

Jacky par Matisse, Encre de Chine
Jacky par Matisse, Encre de Chine

Le parcours proposé par les commissaires d’exposition est efficace et bien pensé, c’est pourquoi il n’est pas nécessaire de le suivre dans cet article. À l’instar de Matisse, soyons acrobates et jonglons entre les particularités de l’exposition et les questions qu’elle nous pose.

Un autre Matisse

L’exposition commence par des autoportraits. Ce travail du peintre sur divers supports pose immédiatement la question de savoir qui est Matisse. Or les représentations que l’on a de ce géant de la peinture française se résument souvent à ses plus grandes œuvres, Icare, La Danse ou encore Le Nu Bleu. En effet, l’exposition permet de repenser Matisse autour d’arts qu’il a pratiqués et pour lesquels il est moins connu : la sculpture notamment, ou encore le dessin. On découvre donc un sculpteur influencé par Rodin, avec des bronzes rugueux, bruts, sans polissage, comme sur la sculpture de ce Serf, de 1931.

Le Serf, Bronze, Matisse
Le Serf, bronze

Matisse : dessinateur ou coloriste ?

Matisse c’est aussi la couleur, la couleur pure du Bonheur de Vivre par exemple. Mais la couleur est vraiment secondaire dans cette exposition, puisqu’elle met en avant le dessin. Les commissaires de l’exposition semblent vouloir jouer avec l’ancienne querelle entre couleur et dessin. Le peintre est connu pour ses couleurs « pures », très vives. Mais ce «laboratoire intérieur » permet de constater que Matisse était dessinateur avant tout. On observe les nombreuses esquisses et ébauches, les tentatives renouvelées de dessiner, notamment les visages. L’originalité même est de fondre la frontière entre couleurs et lignes, quitte à dessiner avec des lignes de couleurs, comme dans cette huile de 1905, La Japonaise : femme au bord de l’eau.

La Japonaise, Femme au bord de l'eau
La Japonaise, Femme au bord de l’eau

La comparaison avec le dessin seul de Madame Matisse en Kimono, de la même année, permet de comprendre la virtuosité de Matisse en dessin, et donc sa recherche artistique dans le dessin au pinceau. Car si Matisse sait faire le funambule à la frontière entre dessin et couleur, il jongle aussi avec l’influence de la peinture qui l’a précédé : celle qu’il a pu copier, c’est-à-dire celle de Raphaël, Vermeer ou Chardin, mais aussi les estampes japonaises d’Hokusai. La formule de l’exposition résume très bien le rapport de l’artiste au dessin : « apprendre et désapprendre ». On va même plus loin, en parlant d’un « désapprentissage par les maîtres », dans le sens où Matisse semble faire des allers-retours permanents entre les maîtres qui l’ont précédé et ses innovations artistiques. Matisse est funambule aussi dans la mesure où il se situe dans une frontière ténue entre modernité et académisme, sur laquelle il joue à souhait.

Madame Matisse en Kimono
Madame Matisse en Kimono

Matisse : l’Audacieux

Le travail sur le dessin et les couleurs est d’ailleurs particulièrement audacieux. On pourrait reconnaître dans l’emploi de couleurs très vives un autre peintre qui a précédé Matisse : Gauguin. Contrairement à Gauguin, Matisse ne tombe pas (dans cette exposition) dans les aplats de couleurs. Car c’est la couleur qui crée le dessin. On peut même constater une technique qui consiste à enlever la peinture pour tracer des lignes dans la peinture fraîche. Dans l’œuvre Mademoiselle Yvonne Landsberg, c’est ce qui nous surprend. Les traits clairs ne sont pas faits par la peinture mais par son retrait. Cette technique donne une profondeur inhabituelle au tableau, où rien n’est vierge, où le vide n’est plus tout à fait blanc.

Mademoiselle Yvonne Landsberg, Matisse
Mademoiselle Yvonne Landsberg

Matisse : un artiste cinéphile ?

L’exposition prend aussi le parti de nous proposer une œuvre en gestation. On voit que le Catésien travaillait l’art de la recherche, de la répétition. Les œuvres se reproduisent et se répondent, se font écho, notamment lorsqu’elles tournent autour du même modèle. On peut voir par exemple que le travail sur le motif de l’odalisque, très prisé à la fin du XIXe, reproduit quasiment la même image sur des supports différents. Du fusain au crayon en passant par la sculpture, Henriette Darricarrère, son modèle, est dupliquée exactement dans la même position. L’exposition offre alors un parfait jeu de miroir et de mise en abyme, perturbant le spectateur dans sa répétition incomplète, sa variation identique.

Le motif de l'odalisque selon Matisse
Le motif de l’odalisque

Ces recherches avec d’infimes variations font que l’œuvre de Matisse est à rapprocher du cinéma. Le peintre a travaillé le dessin de façon cinématographique dans ce qu’il a appelé des « floraisons » : [su_quote cite= »Matisse, Le Laboratoire intérieur, 11 ‘Cinématographie. Thèmes et Variations' »] »Une cinématographie des sentiments d’un artiste. Un suite d’images successives résultats de la réalisation d’un thème donné de la part du créateur. »[/su_quote]

Le travail en gestation est particulièrement remarquable quand il s’agit de sculpture. Il faut absolument s’attarder sur les Nu de dos, I, II, III et IV. Ce bas-relief, recréé quatre fois, permet de signifier son détachement vis-à-vis de la tradition académique. Entre le premier et le quatrième, les lignes courbes, l’aspect poli du bronze disparaissent au profit de lignes plus nombreuses, plus anguleuses et d’un rendu beaucoup moins lisse, en multipliant les traits, à l’instar des dessins de l’auteur à la même époque.

Nu de dos, I, II et III, bronze, Matisse
Nu de dos, I, II et III, bronze

Matisse : l’illisible?

Cette acrobatie perpétuelle de Matisse peut même présenter quelques difficultés de lecture. Il peut d’abord être difficile de reconnaître La femme au bord de l’eau. La lecture de l’œuvre ne peut être immédiate. Il faut habituer son regard pour observer les lignes, comprendre les corps, les mouvements. Il faut donc voir que l’artiste oscille entre deux extrêmes : au début de son œuvre, c’est une multiplicité de traits qui forment le dessin. À la fin, en revanche, ce sont des lignes uniques, épurées, qui donnent forme au dessin, jusqu’à devenir masque. C’est d’ailleurs le cas dans les esquisses à l’encre de Chine du petit-fils de l’artiste, Jackie, ébauché en seulement quelques traits.

Il faut alors vraiment se poser la question du titre des œuvres, part essentielle de la lecture de l’œuvre. Il est impossible d’identifier certaines œuvres sans leur titre. Le paroxysme de ce phénomène se retrouve dans La Danseuse Assise. La blouse roumaine ne nous dit pas qui est le personnage. Même sa position assise dans un fauteuil ne permet pas cette identification. Seul le titre indique que nous avons une danseuse. Il y a donc dans le titre chez Matisse un art de la relecture, en tout cas de l’orientation du regard du spectateur.

Danseuse Assise, Matisse
Danseuse Assise

On le retrouve aussi avec la force puissante de la sculpture Le Serf, déjà évoquée, qui seule, est difficilement identifiable si ce n’est par les traits burinés du visage. Et parfois même, Matisse joue avec ce principe, comme avec ce tableau :

Grande Robe Bleue et Mimosas, Matisse
Grande Robe Bleue et Mimosas

Au premier abord, en s’approchant, il s’agit d’une femme dans une élégante robe bleue avec une grande corolle jaune. Or avec le titre, ou une observation plus précise, la corolle se révèle être les mimosas du titre. C’est un jeu optique avec le motif de la corolle et celui du mimosa, jeu brisé par le titre donné par le peintre.

Matisse : le miraculé de Lyon

Enfin, comme annoncé, une dernière salle, hélas mal indiquée, raconte la relation plus intime entre Matisse et le musée lui-même. En effet, en 1941, l’état de santé de Matisse le force à être hospitalisé sur Lyon, où il guérit miraculeusement. Commence une histoire de complicité entre le Musée des Beaux-Arts et l’artiste. Elle aboutira au don de Jazz, en pochoir et papiers collés, dont la planche la plus célèbre est Icare. Ce qui nous interroge le plus ici, c’est la création de livres, tels que Jazz, ou Thèmes et Variations. La forme du livre est intéressante et originale car elle n’impliquerait pas le même rapport à l’œuvre. Ce serait une rencontre plus intime, plus personnelle entre l’œuvre et son spectateur, qui serait imposée par l’artiste.

Icare, Matisse
Icare

Matisse : un Funambule ignoré

Matisse est donc un artiste funambule. Il oscille alors entre modernité et académisme, entre le dessin et la couleur, entre les supports et les outils. L’exposition rend justice à Matisse, plus connu pour des œuvres qui ne mettent pas ses qualités de dessinateurs en avant.