La douce folie de l’ornithorynque – #1
ornithorynque

[L’été passé, ArlyoMag a lancé son premier concours de nouvelles. En plus de voir son texte publié sur le site, l’auteur gagnant pouvait saisir l’opportunité de collaborer avec le Mag’ le temps d’une saison. Après une farouche délibération, c’est la nouvelle Fragments, de Loriane Ferreira, qui l’a emporté. Les lecteurs pourront donc, chaque mois, découvrir un nouveau texte de cette plume que l’Arlyoteam est fière de vous faire découvrir !]

ornithorynque
Copyright : Vianney Charmette

« C’est l’histoire d’un gars… C’est toujours l’histoire d’un gars. Ou d’une fille hein, je suis pas misogyne. Mais c’est jamais l’histoire, de… je sais pas moi, un chien par exemple. Ah, ben attends ! si en fait, mauvais exemple. D’un cheval alors. Encore pire. Bon. Attends que je réfléchisse. C’est pas facile, j’avais pas pensé à ça. Il faut trouver une idée originale mais y a beaucoup trop d’histoires qui ont été racontées… Ha je sais ! C’est jamais l’histoire… d’un ornithorynque ! Oui voilà. Ça n’a aucun intérêt, un ornithorynque. C’est même pas beau. Ou mignon. Ni même intelligent pour ce que j’en sais. C’est, juste. C’est, de manière inconditionnelle, sans se poser la question de si oui ou non il a sa place parmi les siens. S’il ne l’avait pas, il ne serait plus là. Parce que la nature ne fait pas de cadeau, à personne. L’homme a l’illusion qu’il peut la dompter mais c’est faux, de manière absolue et définitive. C’est faux. Archi-faux. Trompeur. Mensonger. Fallacieux. Factice. Illusoire. Imaginaire. Erroné. Fabriqué. Fictif. Spécieux.

— Tu t’arrêtes un jour ? On a compris, je crois.

— Oui, pardon, je m’emballe. Donc du coup c’est l’histoire d’un ornithorynque. Qui est ami avec une souris. Non pas une souris, c’est pas assez original. Qui est ami avec une feuille de chêne, ça c’est chouette. Et la feuille est portée par une chouette justement. Elle porte la feuille parce qu’ils partent à l’aventure dans la jungle. Le problème c’est que, euh… la chouette, elle est allergique au soleil, alors ils peuvent voyager que la nuit. Mais l’ornithorynque a de mauvais yeux alors il se cogne partout. Et un jour il se cogne dans un poteau mais en fait c’est pas un poteau c’est un mammouth.

— Un mammouth, vraiment ? T’es pas sérieuse là ? Ça n’a ni queue ni tête ton histoire !

— Mais si attends tu vas voir, je suis sûre que la suite sera bien !

— Y a une fin à ton histoire, au moins ?

— Ben… non. »

Louis soupira, se leva et quitta la pièce en levant les yeux au ciel. Il maugréa qu’il perdait son temps, comme à chaque fois, qu’il le savait pourtant et qu’il se demandait pourquoi il venait à chaque fois malgré tout. Elle sourit et suivit son départ des yeux. Elle chérissait ces petits moments qu’elle lui volait, au détour des journées, entre le plat et le dessert.

Éléane l’observa par la fenêtre quitter l’appartement, sortir dans la rue et continuer son chemin, sans jamais lever les yeux vers elle. Il devint vite un point parmi la foule et la jeune femme se détourna enfin pour se coucher et s’endormir rapidement d’un sommeil simple et sans rêve en pensant au sourire de Louis qui devenait de plus en plus rare avec le temps.

La journée du lendemain passa lentement, comme toujours, peuplée par un quotidien et une routine écrasante. C’était jeudi et Éléane avait toujours détesté cette journée sans grande raison apparente, le weekend étant encore bien trop loin. Aujourd’hui, comme chaque jour elle se leva, se prépara et elle partit travailler. Le jeudi elle ne travaillait que le matin et elle n’eut aucun moment de répit. Elle préférait, elle n’avait pas à penser à quoi que se soit, elle se plongeait entièrement, corps et âme, dans ses tâches. Rapidement il fut midi et demi, la jeune fille mangea rapidement avec ses collègues avant de rentrer chez elle. Une fois passée la porte d‘entrée elle respira à pleins poumons l’air de son appartement. Elle resta un moment sur le pas de la porte en fermant les yeux.

Mais, rapidement, le silence qui régnait lui fut insupportable et elle se mit à s’activer, s’occuper à tout prix pour ne plus ressentir la solitude qui planait dans l’air. La musique emplissait l’appartement et elle se plaça à la fenêtre pour observer les gens qui passaient sur le trottoir. Elle essayait de deviner où ils allaient, ce qu’ils faisaient, la vie qu’ils menaient. Sa tête bouillonnait et pourtant plus rien ne sortait sur la page blanche de son carnet posé sur ses genoux. Éléane cherchait constamment des idées d’histoires à raconter. Aujourd’hui, la mélancolie la gagnait alors son esprit dériva doucement.

Il ne fallait pas se voiler la face, elle n’avait plus rien à raconter. Elle restait là, assise à contempler la clarté du jour qui se reflétait sur la blancheur de la page. C’était un linge blanc qui séchait au soleil et qui, surpris par la pluie, se vidait intégralement de sa substance. Elle n’avait plus rien à raconter, plus rien à dire. Quelle était la prochaine histoire ? Elle vivait si peu. Un artiste c’était quelqu’un qui vivait pour raconter et qui racontait ce qu’il vivait non ? Alors, si elle arrêtait de vivre, elle arrêtait de créer. La seule chose qui lui restait, c’est ce qu’elle voyait par la fenêtre et les visites de Louis. C’était le seul restant de sa liberté.

La fin de l’après-midi passa lentement. Les gens étaient pressés, ils n’avaient plus beaucoup d’intérêt. Elle regarda la pluie qui s’était remise à tomber derrière la fenêtre. Elle pensait à la neige. Elle attendait le soleil, elle ressentait déjà son éclat sur sa peau. Elle rêvait du bruit du ressac en observant le soleil disparaître derrière la colline de Fourvière.

Après ce qui lui sembla une éternité, il fut l’heure et enfin Louis arriva. Elle ne doutait pas de sa venue, il n’était jamais en retard. Elle était comme chaque soir près de la fenêtre et l’avait guetté depuis près d’une demi-heure. À son arrivée, il dépose un chaste baiser sur sa joue en lui demandant comment avait été sa journée. Alors qu’un flot presque ininterrompu de paroles se déversait de la bouche de la jeune femme, Louis approche une chaise du fauteuil roulant d’Éléane et posa ses yeux et son attention sur elle.

« C’est l’histoire d’une rêverie…

— D’une rêverie ? la coupa-t-il incrédule, non mais déjà hier l’ornithorynque, encore soit, mais une rêverie ? C’est même pas vivant une rêverie, ça peut pas être le sujet de ton histoire !

— Silence, répondit-elle doucement, c’est mon histoire. Et une rêverie c’est beaucoup plus palpable et vivant que tous ces gens qui passent dans la rue. Ça bat au rythme de mon cœur une rêverie. C’est un fragment de liberté échoué sur la plage de mon imagination. Laisse-moi raconter l’histoire de ma rêverie maintenant. »

Mais il ne la laissa pas. Il se leva et se dirigea vers la porte en secouant la tête, comme à chaque fois. Et comme à chaque fois, elle sourit en le regardant partir, une lueur de malice dans le fond de l’iris.

À suivre . . . en décembre !