Scène poétique – Trump, « l’épouvantable » de Jean-Paul Klée
Klée

scène poétique jean-paul Klée - femme livre

Jean-Paul Klée, poète et écrivain d’origine strasbourgeoise, était sur la scène du théâtre Kantor, le 15 février dernier. On le désignait au Festival de Montmeyan comme l’un des dix poètes français actuels. Sur la Scène poétique de Patrick Dubost, il a démontré l’étendue de son engagement poétique et social. Toujours dans une prose ou des vers brûlants d’actualité.

La Scène poétique, c’est un rendez-vous régulier proposé par Patrick Dubost. L’événement repose sur un cycle de poésie, en collaboration avec le Centre d’Études et de Recherches Comparées sur la Création, et les Affaires culturelles de l’ENS de Lyon. C’est au théâtre Kantor, théâtre-école et lieu de diffusion culturelle que les figures de la poésie contemporaine se succèdent. Ce soir, ils seront deux à fouler la scène. Deux artistes qui, pour Patrick Dubost, incarnent à merveille la poésie de la singularité.

Jean-Paul Klée, figure majeure de la poésie française contemporaine

Une table couverte de noirs trônes sur le plateau, noir lui aussi. Un homme s’assied. Il a la barbe plus blanche que celle du Père-Noël. Il s’appelle Jean-Paul Klée. Né à Strasbourg le 5 juin 1943, il est le fils de Raymond-Lucien Klée. Son père, philosophe, était un compagnon de Sartre et Lévi-Strauss. Il a d’ailleurs devancé ce dernier à l’agrégation, arrivant deuxième au concours tandis que l’éminent littérateur occupait la troisième place. Son fils, Jean-Paul Klée, a été publié à Paris dès 1970. Il est à l’origine d’une œuvre considérable traversant une grande variété de thèmes. Ses lectures publiques résonnent d‘un engagement vocal puissant.

« La poésie se compresse et se déforme sous l’ère trumpienne »

Assis à sa table donc, Jean-Paul Klée prend la parole. Dans une prose travaillée, il évoque de sa voix grave une période difficile. Entre humour noir et sérieux tangible, le poète fait part d’une vive inquiétude en brandissant la copie d’un journal qui titre « Donald à la Maison Blanche ». Il parle de « l’horrible locataire de la maison noircie ». Cela n’aura échappé à personne, M. Klée ne porte pas le nouveau président des États-Unis dans son cœur. Il faut le « desti… tuer » clame-t-il avec une malice presque inquiétante. Sa haine parée de l’élégance esthétique que lui octroie la poésie s’écoule alors qu’il affirme que « la vérité n’aura plus lieu ».

Donald Trump et le goût pour le mensonge

Cette phrase résonne étrangement. Donald Trump vient d’inventer un attentat en Suède, et s’est généralement montré très disposé à relayer de fausses informations depuis son arrivée au pouvoir. Le mensonge et l’inexactitude occupent une place centrale dans son argumentation, des « faits alternatifs » à la George Orwell, aux informations piochées sur Fox News (grand amateur des « no go zones »). Il s’agit constamment de pointer du doigt le danger que représente l’accueil des migrants, en s’appuyant sur une insécurité à caractère exponentiel.

Donal Trump n’avait pas non plus hésité à affirmer lors d’une conférence de presse, avoir bénéficié de « la plus grande victoire au collège électoral depuis Ronald Reagan ». Barack Obama avait pourtant reçu le soutien de 365, puis 332 grands électeurs en 2008 et 2012 contre 304 pour Trump. En rétorquant qu’il faisait référence à des candidats Républicains, Trump a de nouveau commis une erreur. En 1988, George H. W. Bush père obtenait 426 voix.

La proposition poétique de Jean-Paul Klée est résolument moderne. Les mots coulent et le poète dépeint, sans se départir de son ironie, notre réalité. Sa lecture est précise, travaillée. Sa voix est traversée d’un léger trémolo, tandis qu’il manie la diérèse avec virtuosité. Il lit en s’attardant sur les mots, en les découpant pour en multiplier le sens, leur accorder une épaisseur nouvelle. Sa main rythme doucement sa lecture, tandis que la lumière de ses cheveux et de sa barbe blanche se détache sur le fond noir.

« Le seul miracle de la réalité humaine, c’est le langage »

Le rapport au langage

Jean-Paul Klée revendique son désir de ne pas se cantonner à une poésie fondée sur un geste simplement esthétisant. Il affirme son goût pour la coupure des mots. La poésie reste à ses yeux un art oral. Il écrit en vue de la lecture. Dans une interview accordée à l’Obs, Jean-Paul Klée affirmait : « Le seul miracle de la réalité humaine, c’est le langage ». Un langage qui peut, selon lui, désamorcer les conflits.

Donald Trump, c’est la politique du bouleversement, ou le bouleversement en politique. Sa manière de s’exprimer, et les moyens auxquels il a recours sont probants. Il a révolutionné le recours aux réseaux sociaux, initiant une nouvelle ère de communication. Il s’agit de communiquer avec une grande fluidité, sur une plateforme accessible à tous. Jack Dorsey, directeur général et cofondateur de Twitter, parle d’un recours au réseau social sans précédent. Donald Trump a affirmé à plusieurs reprises que les réseaux sociaux avaient sa préférence. Il en revendique la praticité et la rapidité par rapport aux communiqués officiels. Il s’agit aussi de lutter contre le pouvoir des médias en trouvant des alternatives.

Le succès médiatique de Trump passe par un dédain notoire pour les élites intellectuelles. Il a une manière très personnelle de s’exprimer. Un journaliste du Washington Post, Barton Swaim, a consacré un article à la question. Il évoque la construction des phrases de Trump. Elles ne correspondent pas à la rhétorique politique moderne, prenant plutôt la forme de « punchlines ». Les termes importants sont situés à la fin de phrases courtes.

Les politiques ont pour habitude d’être très vigilants dans leur manière de s’exprimer. Leur objectif premier est de démontrer la cohérence de leur raisonnement, comme des prises de position logiques et raisonnables. Ce discours peut être décevant, sa construction minutieuse manquant de naturel et de propositions réelles. Donald Trump a su prendre le contre-pied de ce fonctionnement, incarnant une posture novatrice. Il a recours à des phrases grammaticalement simples qui s’éloignent du jargon politique, pour parler à l’Américain moyen.

scène poétique avec Jean-Paul Klée - Donald Trump

On est loin de la construction poétique et du goût pour les mots de Klée. Mais la critique des politiques formulée par ce dernier ne s’adresse pas seulement à Donald Trump. Jean-Paul Klée évoque avec un embryon de sourire sur les lèvres « ce grand démocrate » venu de Sablet. À 75 ans bientôt, la poésie de Jean-Paul Klée n’est pas poussiéreuse, bien au contraire.

« Elle crut recevoir sur le cœur la terre entière. »

Une poésie ancrée dans le présent, qui se nourrit du passé

Il se saisit d’un ouvrage qu’il a écrit, Décorateurs de l’agonie. Quelques poèmes s’enchaînent, avant que l’atmosphère légère instaurée par le poète ne s’alourdisse. Sa proposition gagne en profondeur alors qu’il évoque un nom, celui de son père.

Le philosophe Raymond Lucien Klée a écrit sur la Théorie et la pratique dans la cité platonienne. Il était aussi engagé au service du Général de Gaulle dès 1940. Une pause, un silence. Déporté et interné par les nazis dans le camp de concentration de Natzwiller-Struthof, Raymond-Lucien Klée est mort le 19 avril 1944. Son fils avait un an. De ces blessures-là, on ne guérit pas. Les textes du poète prennent un tournant autobiographique. Il conte l’histoire de ce jour, où leur est parvenu un coffret blanc. Ce dernier contenait dents et médaillon, « les reliques » d’un paternel qu’il n’a jamais vraiment connu. Pour définir la réaction de sa mère à la réception du paquet, il écrit : « Elle crut recevoir sur le cœur la terre entière ». Pour revenir à sa critique du monde actuel et lier présent et passé, Jean-Paul Klée ajoute : « la fournaise n’aura pas d’extinction ».

C’est certes une forme de pessimisme fondamental qui se dégage de la poésie de Jean-Paul Klée. Dans Décorateurs de l’agonie, il évoque « l’épouvantable qui revient ». Pourtant, à plus de 70 ans, il n’a pas perdu le goût de la lutte. Il aspire encore à mobiliser. De cette expérience se dégage la puissance de son engagement. Alors que sa lecture se termine, il s’adresse à la salle en clamant : « Je me déclare en état de résistance ». Il nous invite à le rejoindre.

Décorateurs de l’agonie et Manoir des mélancolies, des recueils de Jean-Paul Klée.

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