Un contrat sur nos têtes : une mise en scène de Lodoïs Doré à l’Espace 44
Un Contrat

Qui n’est jamais allé voir un analyste de nos jours ? Le mal du siècle a besoin de médecins du siècle, et c’est cela qu’exprimait la pièce que nous présentait l’Espace 44 la semaine dernière (du 9 au 14 février 2016). Mise en scène de l’œuvre théâtrale de Tonino Benacquista Un Contrat, par Lodoïs Doré.

Une mise en scène signée Lodoïs Doré

Sur scène, deux comédiens (Loïc Bonnet et Victor Bratovic), un analyste et un analysant, un patient et son médecin, l’un pile, l’autre face. Pile ou face car c’est à cela que se joue la répartition des rôles au moment de l’extinction des feux. La lourde tâche de distribution est laissée à l’un des spectateurs, qui lance la pièce, au propre comme au figuré.

En ce samedi 13 février 2016, pile sera l’analyste, et c’est Loïc Bonnet qui le jouera. Un visage juvénile, un physique de premier de la classe, le rôle semble lui coller à la peau. Face à lui c’est à Victor Bravotic, grand, bien bâti, d’incarner le mafieux torturé. On n’imagine pas une autre répartition des rôles, jusqu’à se demander si la pièce de monnaie n’est pas pipée pour leur accorder toujours les mêmes. Pourtant, la veille encore, les rôles étaient inversés. Travail supplémentaire de mémorisation, de jeu, et effet réussi pour cette originalité signée Lodoïs Doré. Mais pourquoi empêcher deux comédiens d’incarner, à leur manière, deux personnages très différents dans un même cycle de représentations ?

Un silence qui parle

Le spectateur est invité à entrer dans le cabinet de l’analyste au même titre que le patient. Décor réaliste, divan, fauteuil, tout est ordonné, calculé, millimétré, immaculé. Une sculpture en face de nous, c’est Le Cri d’Edvard Munch. Deux hommes se font face, tous deux vêtus de costumes impeccables. Frontière de l’interdit social, de la correction appropriée, le mur entre eux s’effrite un peu plus à chaque minute. Et c’est l’omniprésence de la mort dans les silences, qui finit par venir à bout de l’incompréhension. C’est finalement dans ces silences, davantage que dans les éclats de voix, que la relation se tisse, que l’humanité des personnages surgit. Deux hommes en apparence différents partagent leur soif de vivre et leur peur de mourir. Le silence épanche les esprits davantage que les mots creux. La mort ne peut être exprimée avec des mots, quand même le mot « tuer » ressemble davantage au « chant d’un oiseau » qu’à la réalité de l’acte. L’humanité se construit dans le silence qui ne connait pas les barrières du langage.

Un Cri pour briser le silence

Nous regardons et sommes regardés par une sculpture représentant Le Cri d’Edvard Munch. Mise en valeur au centre de la scène, face au public, éclairée d’un projecteur rouge, la sculpture nous dévisage de son regard fou. Elle nous annonce la teneur de la pièce. Dépourvu de cheveux, les traits émaciés et le teint cadavérique, ce troisième personnage qui nous est ainsi donné à voir semble avoir été totalement déshumanisé. Pont entre la scène et notre réalité.

Peur de la mort, déshumanisation par le meurtre, haine, secrets, altérité. Le regard que nous lance la sculpture du Cri de Munch nous accroche et ne nous lâche plus jusqu’à la dernière minute. Elle comble les silences, chargée de sens. L’expressionnisme de Munch représente, sur l’espace scénique, la tension psychologique introspective, la loi du silence et du secret, la volonté d’exprimer, d’extérioriser sa terreur. Tous ces éléments de l’expressionnisme de Munch viennent en contrepoint du silence omniprésent, et des non-dits. Ainsi, les arts se répondent, art du silence qui est ici d’or, art de la mise en scène, art du jeu, et art plastique. Tous ces éléments se mêlent, s’imbriquent et répondent à l’esthétique de la sculpture, tout en enroulement. Cet enroulement agit comme un tourbillon de tourments, d’angoisse, de terreur, un cercle vicieux auquel ni les personnages, ni le spectateur ne peuvent échapper. La pièce demeure une boucle, où se répètent par trois fois les mêmes gestes, arrivée, discussion, départ. La fin n’annonce que le recommencement. Chacun se quitte dans son rôle, mafieux, analyste, spectateur, mais chacun, pourtant, avec une part de l’autre, une nouvelle altérité, un lien d’humanité.