L’autoportrait de Vincent Dedienne, une leçon de théâtre ?
Vincent Dedienne dans S'il se passe quelque chose © Julien Benhamou

 

Vincent Dedienne dans S'il se passe quelque chose © Julien Benhamou
Vincent Dedienne dans S’il se passe quelque chose © Julien Benhamou

Pour le plus grand bonheur des Lyonnais, Vincent Dedienne est venu jouer en fin de semaine dernière son spectacle S’il se passe quelque chose au Théâtre de la Croix-Rousse. Après l’avoir découvert sur France Inter et sur plusieurs chaînes de télévision, la rédaction d’ArlyoMag a voulu découvrir plus avant ce comédien à travers ce spectacle créé en 2015.

Il a fait une rentrée remarquée dans l’émission Quotidien de Yann Barthès. Et sans surprise, c’est dans une salle comble que nous avons découvert pour la première fois Vincent Dedienne sur scène. Autant le dire tout de suite, c’est déroutant. Déroutant à plusieurs titres : d’abord par le rire presque constant qu’il provoque grâce à ses mots choisis pour malmener les attentes du public ; ensuite, par l’écriture et les thèmes singuliers du spectacle. On ne s’ennuie pas, loin de là. Même, on en redemande.

Bref, pour ne rien vous cacher, on a aimé. Et si l’on en croit les (fous) rires et toutes les autres réactions qui ont accompagné dans la salle la progression du spectacle, on n’était pas les seuls. Tâchons donc de revenir sur les points forts de ce spectacle.

Un spectacle en constante redéfinition

N’importe qui serait bien embêté en essayant de définir le spectacle de Dedienne. Or lui-même s’y essaye d’un bout à l’autre de son spectacle. On passe ainsi du refus du one man show, auquel le comédien préfère le titre poétique de « spectacle d’une solitude ». Mais très vite, au gré de l’occurrence de sketchs, il est bien vite obligé de nuancer ses propos. De fait, une bonne partie du spectacle est consacrée à une réflexion métathéâtrale originale, durable. Dedienne accompagne le spectateur dans une réflexion sur la nature de ce à quoi il est venu assister.

Compte tenu de l’adresse quasi permanente au public, il semble difficile de faire entrer le spectacle dans les catégories traditionnelles du théâtre. Évidemment, les puristes du genre l’en excluront sans condition. Mais c’est sans compter l’astuce de Dedienne, qui rappelle notamment à plusieurs reprises que « ce n’est pas un spectacle interactif ».

Le double versant de l’autoportrait

Sans aucun doute, il joue sur l’ambiguïté de cette affirmation. D’abord, il invite le spectateur à rester prudent sur d’éventuelles interventions. Mais pour notre bonheur, le rire et les réactions spontanées du public restent des actants prédominants du spectacle. Vincent Dedienne ne se prive pas de sortir de la trame de son texte pour commenter des rires inattendus ou remarquables.

L’idée d’autoportrait, finalement, semble être plutôt pertinente. Le cœur du récit trouve sa matrice dans l’histoire du comédien lui-même. Si la question de l’appartenance au théâtre traditionnel ou à la pratique des spectacles humoristiques peut se poser, nous avons bien à faire au récit singulier d’un parcours. Mais ce récit, il le fait à travers le prisme d’une prise de distance intelligente et indéniablement humoristique.

Le déploiement de la langue et du jeu

Cet autoportrait fonctionne miraculeusement bien sur la frontière du théâtre et du spectacle d’humour. Et c’est notamment parce que sa composition est soignée : on le voit déjà dans les chroniques radiophoniques et télévisuelles de Dedienne, il manie la langue avec perfection. C’est un véritable plaisir de le voir déployer encore plus ses talents de comédien, lui qui a fait l’École de la Comédie de Saint-Étienne.

Ainsi, nombre de ses traits d’humour reposent sur des jeux de langue, qui savent déjouer l’attente du public. Depuis la contrepèterie jusqu’aux néologismes (personnellement, j’ai adoré « obsopolète »), il nous délivre avant tout un texte ravissant. Le spectacle se caractérise par un dynamisme vigoureux qui ne s’essouffle pas. Il passe encore par la parodie, ou se permet de traiter des thèmes que l’on croit dépassés tant on les a déjà vus sur scène. Il faut voir comme il s’empare de la rupture amoureuse, avec une fraîcheur bienvenue, drôle et stupéfiante.

Avec Vincent Dedienne, le maître mot, c’est le contraste, comme le montre l’incongruité des associations qu’il produit souvent. Parce que grâce à cela, il embarque le spectateur avec lui pendant presque deux heures. Son spectacle n’est en effet pas seulement humoristique : ce sont parfois de petits morceaux de poésie qu’il adresse au public. Sans parler des références constantes à des problématiques actuelles de société : il ne s’agit pas d’un spectacle autocentré, ne nous méprenons pas.

Une expérience théâtrale

Dans son jeu et dans son texte, c’est le dosage parfait entre l’émotion provoquée et la déconstruction de l’émotion par des traits d’humour inattendus qui fait toute la subtilité et tout le génie de S’il se passe quelque chose. C’est cela même qui nous fait nous demander s’il n’a pas franchi un pas vers une forme nouvelle, pas vraiment du théâtre, mais pas non plus un spectacle humoristique traditionnel.

En effet, si l’on regarde la structure du spectacle, on trouve bien une alternance entre des moments d’adresse directe, et des numéros, comme chez beaucoup d’humoristes. Mais Dedienne apporte des différences majeures à ce schéma. D’abord, le fil rouge qui conduit le spectacle – le récit de son propre parcours, et la réflexion sur la nature du spectacle – n’est pas qu’un prétexte pour lier les sketchs. C’est véritablement le cœur, la substance de ce voyage dans l’univers du comédien.

De là, les numéros qu’il propose ne se succèdent pas de façon juxtaposée et aléatoire. Ils émaillent le récit de sa vie, informent ses expériences, et permettent une formidable mise en abyme du jeu. On est déjà convaincu que le récit principal et autobiographique est en réalité un rôle savamment écrit, mais les parenthèses dans lesquelles Dedienne quitte son propre rôle sont autant de récits annexes. Joués par lui, ils participent à l’élaboration de son autoportrait.

Ils constituent des morceaux d’écriture différents, et offrent la possibilité au comédien de sortir de lui-même. Les changements de costumes sont signifiants à ce propos. Dedienne entre en scène et en sort complètement nu. Ainsi, les vêtements qu’il enfile semblent montrer qu’il compose son propre rôle. Les changements qu’il effectue pour jouer divers personnages ne font que souligner cette convention purement théâtrale.

Faut-il alors parler d’une véritable pièce, d’un monologue ? C’est là que l’on en vient à se dire qu’il faudrait peut-être abandonner un peu nos catégories attendues. Pourquoi refuser qu’une telle composition soit du théâtre ? Pourquoi ne pas accepter qu’un comédien de formation devenu chroniqueur puisse créer un moment de théâtre exceptionnel sans quatrième mur et avec beaucoup d’humour ?