L’expérience du No Show

C’était l’événement de mars à la Croix-Rousse. Deux collectifs québécois, armés d’humour (et de culot) nous ont fait vivre une expérience inédite et participative, où la question était, parmi tant d’autres : et le théâtre, pourquoi faire ? Retour critique à quatre mains autour de l’urgence du non-spectacle.

No Show

« Le théâtre est dans marde »

Laurie : Pendant trois jours, le théâtre de la Croix-Rousse a connu une onde de choc. Deux collectifs québécois, Nous sommes ici et le théâtre DuBunker, s’allient pour Le No Show. Sur une idée originale d’Alexandre Fecteau, ils brisent les tabous autour de la culture et réinventent un théâtre pour aujourd’hui. Ils sont comédiens, et être comédien au Québec, ça pose un certain nombre de problèmes.

Juliette : Pas qu’au Québec d’ailleurs, et leurs questionnements sur la culture sont finalement bien plus universels que proprement québécois. Après plusieurs créations qui connaissent un vrai succès, Alexandre Fecteau, issu du collectif Nous sommes ici, fait un constat. Celui que « le théâtre est dans marde ». On a beau avoir du succès, on n’arrive pas à avoir une vie stable, ne serait-ce que financièrement. Face à cette réalité assez atterrante, il décide de réagir… en spectacle. Les comédiens de Nous sommes ici invitent leurs collègues montréalais du théâtre Dubunker. Pour multiplier les points de vue. Ainsi, ils inventent ensemble un spectacle qui raconte ce que c’est, faire du théâtre. TOUT ce que c’est, faire du théâtre. Bien au-delà de l’aspect artistique.

 

La valeur de la culture

Laurie : La grande particularité du No Show, c’est son dispositif. Arrivés au théâtre, les spectateurs sont accueillis par les comédiens. Ceux-ci leur font remplir un bon de commande pour leur billet. De 0 à 95€, les spectateurs du No Show choisissent eux-mêmes, secrètement, leur tarif, sur une grille de prix comparatifs. Par exemple, 11€ : prix d’un ciné sans pop-corn, 65€ : une place pour Polnareff aux Nuits de Fourvière. Chacun vote derrière un isoloir puis règle sa commande à une billetterie cachée, à laquelle les guichetiers sont invisibles. Chacun paye donc le prix qu’il a voté, se demandant s’il a fait ou non un bon choix.

La recette de la soirée est ensuite décortiquée par les comédiens. Tous les frais du spectacle sont décomptés de la recette, pour terminer par le salaire des comédiens. Ce soir-là, avec ce que la salle – comble, soit 500 spectateurs – a donné, elle peut « se payer » quatre comédiens, sur les sept qui sont engagés sur le spectacle. On commence déjà à se rendre de ce que ça coûte de faire du théâtre. Puis, téléphones portables en main, le public vote par SMS, façon Star Ac’, pour ceux qui resteront sur scène pour assurer le spectacle. Les trois autres comédiens sont remerciés, et quittent la scène, non sans frustration. Le No Show a la tête que le public veut bien lui donner.

Juliette : Il est à la fois le maître, et le cobaye de cette pièce qui vient questionner le rôle de chacun dans la vivacité de la culture. Sous la forme d’une grande conférence, les quatre comédiens restants nous embarquent alors dans le grand flot de la joie et des doutes du métier. Avec cette grande question qui plane perpétuellement : quelle est la valeur de la culture ?

No Show

Le théâtre, pour quoi faire ?

Juliette : Au tout début du spectacle, chaque comédien répond à une question sous-entendue, dont on comprend petit à petit que ce doit être « pourquoi tu fais du théâtre » ? Les réponses sont très diverses. Parfois poétiques. Parfois pragmatiques. Drôles, touchantes, enthousiasmantes. Ils savent très bien pour quoi ils le font. Mais la question la plus rude, c’est l’utilité de tout ça, le sens profond, au-delà de la joie égoïste de chacun à faire ce métier, c’est quoi, le théâtre, et pour quoi faire ?

Laurie : Comédiens, metteurs en scène, auteurs, réunis devant nous, ils parlent de leurs métiers comme des formes d’engagement. Car devenir comédien aujourd’hui au Québec, c’est faire le choix d’une vie qui sera forcément instable. C’est parfois se faire remercier à des castings pour la publicité. C’est aussi, comme le racontera Julien, une remise en question perpétuelle, des doutes, de l’incertitude. À quoi servons-nous ? À qui ? Au-delà de la souffrance, des préjugés et des difficultés financières, être comédien, c’est avant tout faire un métier de passion. Ce joyeux bordel n’est pas si désorganisé qu’il n’y paraît : les trames, bien rodées, l’organisation globale du spectacle, la dramaturgie de l’auto-fiction, tout n’est finalement qu’au service du propos, osé hors du simple constat. L’équipe ne parvient néanmoins, par ce dispositif entre autres basé sur le standing-up, à éviter une certaine démagogie. On a tous eu la même impression pendant le spectacle : est-ce si normal que ça ?…

Juliette : Personnellement, en tant que comédienne, j’ai été très touchée par ces discours. Par toutes ces questions qui me taraudent moi aussi. Je me suis sentie soulagée de voir de jeunes comédiens en parler avec autant de joie et de vitalité. Et de penser que ce soir-là, 500 personnes entendaient avec moi ces questions-là ! Ces questions tellement importantes, sur lesquelles il n’est pas si simple de se positionner, parce qu’après tout c’est quoi la culture, est-ce un service, est-ce forcément une vie de bohème, comment ça vit, un artiste ? Parce que oui, on peut parler de la passion, mais c’est bien la grande problématique qu’expose le No Show : la passion ça ne met pas du beurre dans les épinards.

Laurie : Les collectifs ne viennent pas se plaindre : ils revendiquent leur droit à la parole, à la reconnaissance, et leur résistance à un système et une société qui les décrient comme des « assistés ». Il y a donc l’amour, dans chaque portrait, d’un art et d’une pratique. Il s’agit aussi de la mise en scène de soi et du dénudement de l’appareil théâtral : le public, ne pouvant s’offrir qu’un spectacle à quatre comédiens, se voit contraint de voter par téléphone pour ses préférés. Chacun va donc se battre pour obtenir son salaire final : petits portraits quasi improvisés filmés dans les coulisses, numéros incongrus, coups de gueule et coups de joie, chacun tire son épingle du jeu et expose les multitudes de facettes qu’il existe au sein même du métier de comédien. Une mise en abime des registres et des capacités de chacun, où la force principale est enfin d’être soi.

 

Sur le fil du rasoir

Juliette : Mais pas que. Parce que si l’on sent la vivacité de cet amour, on sent aussi que l’abandon n’est jamais loin. Explications. La conférence se découpe en quatre grandes parties. Chaque partie a été nourrie des expériences réelles des comédiens. Dans chacune d’elle, plusieurs numéros-témoignages des comédiens, dont inévitablement on râte certains, puisque tous les comédiens ne sont pas sur scène pour faire les-dits numéros.

Ces témoignages sont autant de poids qui pèsent vers l’abandon, dans la balance de la passion contre la stabilité. D’abord l’argent : le prix faramineux d’un spectacle, l’impossibilité de subvenir à ses besoins grâce au théâtre. Aussi le peu de soutien dont bénéficie le théâtre en termes de subventions par rapport à d’autres domaines subventionnés, comme…l’industrie porcine au Québec par exemple. Ensuite la reconnaissance : si maigre pour tout le travail fourni, le peu de mérite accordé à l’acteur formé. N’importe quel amateur peut prétendre à un cachet sur une figuration par exemple. Puis l’avenir : comment continuer ? Faut-il vraiment s’acharner ? Jusqu’où est-on prêt à aller pour continuer à exercer son art ? Enfin, la désillusion, qui guette constamment chacun des comédiens présents sur ce projet. À travers leurs tranches de vie, ils racontent ce que c’est que d’être en permanence sur le fil du rasoir.

 

Et nous, dans tout ça ?

Juliette : Dans cette conférence, les spectateurs ont toute leur place. Ils ont leur place aussi dans cette balance entre la passion et la stabilité. Ils ont le pouvoir d’ailleurs d’équilibrer cette chose-là. Sans cesse sollicités, nous devons définir le prix de notre place, et ainsi valoriser la culture. Il faut trancher qui joue et qui ne joue pas. Nous serons confrontés aux raisons de ces choix. Nous sommes invités à réfléchir au système de l’intermittence : pour ou contre ? Et pourquoi ? Est-ce si évident, alors que certains comédiens du No Show défendent qu’il serait hors de question de s’adonner à ce système de fainéants ! À la fin du spectacle, l’un des comédiens fait un pari avec une spectatrice. S’il promet de donner le meilleur de lui-même pour son travail, de son côté elle s’engage à emmener au théâtre quelqu’un de son entourage qui n’y va jamais. Pari tenu ? On appelle en direct la personne pour qu’elle dise si oui ou non elle viendra au théâtre. Ainsi est mise entre nos mains une part de la responsabilité de la vivacité du théâtre : chacun peut être acteur de son renouvellement et de sa perpétuation.

Laurie : Chacun leur tour, les comédiens qui ont été choisis par le public viennent raconter une anecdote concernant leurs études, leurs castings, leurs pratiques du théâtre. Les problématiques ne sont pas les mêmes selon les portraits, mais les difficultés sont nombreuses : problèmes de parités, dépendance financière, image sociale dévalorisée … en bref, un questionnement constant sur la pertinence du métier d’artiste. Chaque portrait fait appel à la participation du public, sous diverses formes. Téléphones portables, stand-up, improvisation, les comédiens jouent au chat et à la souris avec une salle qu’il faut parvenir à concerner. On nous cherche, on nous sollicite, et la flamme prend …  grâce à la générosité du jeu.

No Show

La joie palpable du spectacle vivant

Juliette : Finalement, le problème exposé par les comédiens du No Show, ce n’est pas tant « pourquoi le théâtre ». C’est plutôt comment. Comment continuer à se consacrer à un métier quand tout vous dit que ce n’est pas le bon choix ? Que vous devez constamment faire des sacrifices ? Quand vous ne savez pas si vous pouvez vous permettre d’avoir une vie de famille ? Et qu’après trente ans vous commencez à être trop vieille ? Quand il faut faire de la télé pour avoir l’impression de sortir la tête de l’eau ? Et quand vous êtes obligés d’accumuler les jobs alimentaires pour continuer votre pratique ? S’il faut renoncer à son intégrité artistique pour gagner de l’argent et se prostituer, ou refuser des rôles et s’enfoncer toujours plus dans la galère financière ? Tous ces doutes soulevés et exposés par les comédiens ne connaissent pas de réponses. J’ai assez aimé ça, toutes ces questions, les explorer, et finalement en garder la vivacité du doute qui fait avancer. Et puis, être ensemble, bon Dieu, être ensemble dans le théâtre. Mais aussi en dehors du théâtre parce que ça ne devrait pas être ce lieu fermé au monde, et c’était bon de voir que dehors la vie continue toujours ! C’est rare de casser autant le rapport scène/salle et de donner autant de valeur (inestimable je crois) au fait d’avoir devant soit des êtres vivants en direct. Pas sur écran, mais là, juste là, palpables. Moi, il n’y a rien qui me met autant en joie.

 

Laurie : La joie d’être ensemble, en effet, rassemblés autour d’une vitalité profonde qui dépasse l’ordre du constat. Une folie fraîche, vivante, un savant mélange de dramaturgie construite et de spontanéité, qui rend au théâtre sa spécificité. Je ressors enjouée, quoi qu’alertée, un peu plus consciente sans doute, plus concernée. Le monde qu’on nous a décrit pendant deux heures n’était pas si rose, et pourtant : je suis heureuse d’y œuvrer. C’est aussi ça que nous rend le No Show : notre capacité à titiller les choses, jusqu’à les faire changer.