Théâtrogammes : pour une autre histoire du théâtre
HISTOIRE
Théâtrogammes
Théâtrogammes © Christophe Jacquand

Ode au théâtre, à ses artisans et à ses spectateurs, la pièce proposée à l’Espace 44 cette semaine était ambitieuse. Valeria Cardullo, Ornella Lourgouilloux et Marvin Vendeville ont adapté et complété eux-mêmes le texte de Gérald Chevrolet intitulé Quelquefois j’ai simplement envie d’être ici : Théâtrogammes. Ils ont accepté de rencontrer ArlyoMag pour une interview des plus agréables, en prélude à un spectacle unique.

 

Rien d’original dans le fait de proposer au théâtre une pièce sur le théâtre. Encore faut-il que cela soit bien pensé et bien fait. Or toute la démarche des trois comédiens vise à raconter non pas la grande Histoire du théâtre, mais une histoire des réalités actuelles de ceux qui font le théâtre en France. Non contents de s’arrêter à une inversion qui amènerait sur scène les coulisses, comme le propose le texte, ils offrent une image souvent ludique, parfois marquante, de l’univers intérieur de la création théâtrale.

Une création polymorphe

Le spectacle, né de la collaboration entre deux compagnies (Cie Les Planches courbes et Cie Les Ptites Dames), a d’abord été travaillé avec une classe de CM1, en partenariat avec la MJC Saint-Just au printemps dernier. Repris cet automne, il en existe maintenant deux versions. Ce ne serait pas leur faire justice de dire que la version la plus courte s’adresse aux jeunes. Car les deux formes du spectacle ont été conçues et travaillées pour être jouées devant un large public. Simplement, la version longue se permet d’intégrer certains éléments qui seraient peut-être passés au-dessus d’élèves de primaires.

Malgré cette légère différence, les deux versions sont tout aussi aptes à remporter l’adhésion franche et enjouée des spectateurs. Cette reprise à l’Espace 44 a été l’occasion d’accueillir plusieurs groupes scolaires, et autant dire que l’opération a été un succès. Le but des trois créateurs : être aussi accueillis dans les structures scolaires. Le spectacle déconstruit ainsi le monde du théâtre pour développer une pédagogie fine et sans prétention. À aucun moment le spectateur ne se sent infantilisé : on découvre par le partage, par l’inclusion.

Grâce à des « personnages loufoques », on cherche à « changer la vision des métiers du théâtre » en englobant tous les aspects. Visiblement, étant donné les questions posées pendant les bords de scène à l’issue des spectacles, cela fonctionne. Et cela pourrait donner lieu à des ateliers avec les plus jeunes.

Une histoire lumineuse

Toujours est-il que le spectacle est appelé à se déplacer et à s’adapter à des lieux très différents. Ce qui explique une scénographie basée avant tout sur la coprésence des comédiens et des spectateurs. Valeria, Ornella et Marvin n’ont à leur disposition que deux portants pleins de vêtements, qui leur permettent de disparaître si besoin.

On pourra regretter une chose lorsque le spectacle sera amené à se déplacer dans des lieux qui ne sont pas forcément équipés : l’absence de lumières. La création d’Eleanor Bryce est absolument enthousiasmante et joue plusieurs rôles. Elle s’exhibe, à proprement parler, en soulignant ses propres effets, tout comme le reste des éléments du spectacle le font, pour mieux se révéler aux yeux de tous. Mais elle accompagne également, plus subtilement, le spectateur dans la compréhension des histoires, dans l’identification des différents personnages. En même temps qu’elle déconstruit elle aussi le théâtre, elle construit la fable.

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Théâtrogammes © Christophe Jacquand

Une histoire d’histoires

Car la fable est essentielle aux yeux de nos créateurs. C’est un des premiers travaux effectués sur le texte, qui ne se compose que de petites scènes à un ou plusieurs comédien(s). Le travail de recomposition a d’abord mis entre parenthèses les scènes comportant des personnages trop nombreux. Mais c’est la création de trois personnages encadrants qui a été tout de suite décidée, dans le but de créer un fil rouge. Nous rencontrons donc dès le début Coraline, une présentatrice TV, Anton, un ancien militaire russe reconverti en guide de théâtre, et enfin Estreia, la plus belle de toutes les étoiles de la voie lactée.

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La réintroduction d’une fable d’ensemble, qui fait concrètement de ce voyage une visite guidée du théâtre, fonctionne complètement. Certes les personnages sont stéréotypés, mais ils sont agréablement sortis de leur contexte pour ajouter autant de regards extérieurs sur le monde du théâtre. Outre la cohérence et le lien qu’ils apportent, ils permettent parfois aussi de déplacer le point focal.

Car c’est aussi le ton de toute la pièce qui fait son succès. Si l’on ne se prive pas de dire quelques vérités dérangeantes, on le fait sur un ton plein d’humour. Attention, on n’en fait pas une comédie pour autant. Plutôt un ensemble satirique qui invite le spectateur à rire, soit de connivence s’il connaît un peu le milieu du théâtre, soit de surprise en découvrant à la fois le propos, et son autocritique. Et c’est un rire qui gagne tout le monde, pour la simple raison que ce spectacle, on le vit tous ensemble, de la salle à la scène.

Une histoire d’immersion ?

C’est quelque chose que  beaucoup de spectacles recherchent. Or souvent, on peut être déçu : on nous fait miroiter l’inclusion du spectateur, alors qu’elle n’existe presque que dans les mots. Le quatrième mur est peut-être montré du doigt, mais c’est aussi pour ça qu’il reste bien en place. Avec Théâtrogammes, la communion se fait. Peut-être déjà parce qu’elle commence avant le commencement. Ornella, ou plutôt la présentatrice, vient nous chercher dans le hall, et fait même d’une des spectatrices sa cameraman. C’est ensuite le soldat qui récupère les billets.

Il faut d’ailleurs noter tout de suite la performance vocale des trois comédiens, qui leur permet d’alterner merveilleusement les partitions. C’est un réel plaisir que de se laisser bercer de scène en scène par des voix qui reflètent une maîtrise impressionnante. Mais cela ne s’arrête pas là. En termes d’interventions du public, un autre spectateur va devoir s’improviser comédien. C’est encore sans compter le nombre de regards directs qui nous sont adressés. Tout cela est favorisé par les dimensions de la salle : les procédés de mise en scène rendent nécessaire cette proximité. Très vite, pendant que le spectacle se joue, le spectateur investit de plus en plus, notamment par son rire et ses réactions, la création. L’immersion ne se fait pas parce qu’on fait du spectateur un élément factice de la pièce. Elle réussit parce qu’on partage avec lui et ainsi, constitutif du succès, il devient acteur à proprement parler.

Une histoire de non-dits

L’effet de partage a sans nul doute à voir avec la façon dont les trois artistes se sont emparés du texte. Même si le texte de G. Chevrolet a été à la base de leur travail, on a parfois l’impression que les parties ajoutées sont les plus pertinentes pour nous parler du théâtre, dans leur propos et dans leur ton. Dans ces moments, la connexion est au plus haut et l’échange est jouissif. On a donc un texte qui « transgresse les codes », et des ajouts qui permettent de « parler du comédien », entre autres ; de sa vie, de ses doutes, de ses difficultés.

On se réjouit aussi de ne pas voir oubliés certains artisans du théâtre, au même titre que les comédiens, qui bénéficient parfois de moins de mise en lumière. Ici, la régie a la part belle. Tout comme les comédiens jouent des comédiens, Eleanor Bryce joue une régisseuse. Elle vient ainsi attirer à plusieurs reprises l’attention du spectateur sur cette figure. L’énergie de cette écriture scénique et du jeu ne quitte pas le spectateur et ce jusqu’à une chanson sur l’intermittence en fin de spectacle, qu’il ne peut s’empêcher d’entonner au bout de quelques écoutes : succès assuré.

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Théâtrogammes © Christophe Jacquand

Pour une nouvelle alarme…

Les moments écrits par les trois comédiens se permettent de faire découvrir des réalités qui sont moins présentes, pour ne pas dire absentes, au théâtre. C’est le cas de la question économique, par exemple. L’épisode des subventions est édifiant. Si la mise en scène nous fait rire en faisant ressortir les absurdités, ce rire ne nous trompe pas. Question de ton, encore une fois : le message passe, et passe sans lourdeur, parce qu’il est ainsi présenté. Après une maigre distribution, la figure de l’institution verse sur elle, littéralement, tout le blé qui lui reste. L’image est simple, et le geste a été instinctif pour la comédienne, pendant les répétitions. Toujours est-il qu’elle est marquante visuellement, et c’est indéniablement une des forces de cette mise en scène.

Ces artistes veulent aussi attirer l’attention sur les réalités économiques qui touchent les lieux de création de la région. L’Espace 44 lui-même est en danger : malgré plus de trente ans d’existence, la baisse constante des subventions municipales conduit le théâtre à s’interroger sur son avenir. Or, s’il en va ainsi, « où iront les petites compagnies ? »