Et c’est heureux car mon frère n’aime pas les épinards

Si vous êtes à la recherche d’une recette miracle pour passer une excellente soirée entre amis, c’est indéniable, essayez donc Les Épinards ! Attention, ne vous méprenez pas, je ne parle pas des épinards qu’on nous servait à la cantine avec un supplément cailloux. Je parle du mythique bar à jeux « Les épinards » situé depuis 1998 au 19 bis rue Sergent Blandan dans Lyon 1er. Pour vous y rendre c’est simple, ce temple des jeux de société se trouve au cœur de Lyon, au pied des pentes de la Croix-Rousse, impossible de le louper. Ce lieu chaleureux vous propose plus de 2000 jeux avec une règle du jeu commune : « passer du bon temps » !

J’étais venue en famille cet été tester Les Épinards et c’était juste excellent ! Nous avions joué au Loup Garou, à Catane et à de nombreux autres jeux. J’y suis retournée récemment et j’ai fait la rencontre d’Elizabeth Klein, originaire d’Alsace, à qui j’ai proposé une interview. C’est une merveilleuse rencontre avec une femme dont la passion est communicative. À aucun moment Elizabeth n’a utilisé le terme « client » : pour elle, ce sont des joueurs. Je trouve que c’est très révélateur de son état d’esprit ainsi que de celui de son bar à jeux.

Bar à jeux Les Épinards
Crédit Anne-Laure Dimech

Comme dit mon professeur d’histoire, pour comprendre le présent, il faut étudier le passé… Dans votre enfance, quelle place avaient les jeux de société ? Que représentaient-ils pour vous ?

Il faut savoir que j’ai 64 ans, mon enfance est loin. Les jeux de société à l’époque, je n’en avais pas beaucoup, c’était les jeux Nathan avec un objectif éducatif. Sinon, on jouait dans le jardin avec des cailloux et tout ce qu’on pouvait trouver, on inventait nos propres jeux. Les jeux éducatifs ne me passionnaient pas car ils masquaient cette visée éducative avec l’école.

Alors qu’en pensez-vous aujourd’hui, qu’est-ce qui vous a conduit à ouvrir un tel lieu ?

Aujourd’hui, je suis persuadée que tout le monde devrait avoir une ludothèque chez soi avant d’avoir une bibliothèque parce qu’on peut jouer avant de savoir lire. Les jeux apportent énormément de choses, ils permettent de se découvrir soi et de découvrir nos adversaires de jeu. Même si le jeu vise parfois à opposer les joueurs entre eux, d’après moi, tous sont coopératifs, on joue toujours ensemble car on suit tous la même règle. Si on ne coopère pas pour suivre cette règle, ça ne marche pas. Pour avoir vécu et travaillé 17 ans à Paris avec les sorties redondantes ; cinéma, théâtre, restaurant, je me suis dit qu’il fallait que je trouve autre chose. Par exemple, j’ai toujours détesté la télévision, mais s’il y avait eu une télévision en commun dans une salle, je trouvais à ce moment-là sympa de la regarder ensemble et de discuter. J’ai donc toujours imaginé une salle où tout le monde serait ensemble dans la convivialité, et je trouvais que les jeux, c’était l’idéal. Ils développent beaucoup de potentiel car il y a plein d’approches différentes à adopter face aux jeux avec l’utilisation de la stratégie, de la tactique… Alors j’ai acheté des jeux et j’ai commencé à apprendre parce qu’avant je ne jouais pas. Étant de nature très curieuse, j’allais dans les magasins, je lisais quelques règles et je trouvais toujours ça malin. Alors pendant que certains faisaient leurs mots-croisés au petit-déjeuner, moi je jouais seule pour apprendre. Petit à petit tout s’est mis en place, en suivant mon objectif principal : ouvrir un lieu convivial dans le monde des jeux car ce monde est très riche tout comme celui des livres. Seulement un livre, on le lit seul tandis qu’un jeu, on y joue à plusieurs. Pour moi, le jeu c’est comme les sports collectifs, il est tout autant important d’avoir de bons partenaires de jeu.

Pourquoi vous être lancée dans ce concept fou ?

J’ai toujours créé mes boulots alors pour moi, le concept du bar à jeux, ça n’existait pas. Cependant, j’ai appris une dizaine d’années après avoir ouvert qu’il y avait déjà eu une idée semblable de café-jeu rue Hippolyte Flandrin avec des salles en enfilade où on jouait. Alors même si le concept n’était pas tout à fait abouti, il y avait déjà eu de l’idée. Aujourd’hui je suis persuadée que le concept existait déjà, mais je ne le savais pas, donc c’est pas grave. En ce moment, le concept se développe car l’industrie du jeu est en plein essor. Il y a 20 ans, il sortait sans doute même pas 1 jeu par jour, aujourd’hui, nous sommes à une dizaine de jeux par jour. Quand j’ai ouvert « Les épinards », il y a 20 ans, j’avais acheté une centaine de jeux pour 1500 francs. Je les connaissais tous et je pouvais tous les expliquer. Jusque 600 jeux, ça allait bien, au-dessus, c’est impossible car maintenant il y a des jeux très compliqués où les règles font 30 pages avec plein de petits détails. En général, les gros joueurs n’aiment pas qu’on leur explique les règles parce que justement ils ont peur qu’on oublie des petits détails.

Bar à jeux Les Épinards
Crédit Les Épinards

Je pense que cette question, beaucoup de personnes se la posent ; pourquoi avoir choisi le drôle de nom « Les épinards » pour votre bar à jeux ? Nous imaginons qu’ils se cache une petite anecdote derrière tout ça…

C’est une évidence, on ne choisit pas un nom, c’est un nom qui vous choisit d’après moi. Alors au départ, ça vient de Nino Ferrer, c’est le chanteur des célèbres titres « le sud », « les cornichons »… J’aime vraiment beaucoup ce qu’il chante, tout particulièrement son titre « madame Robert », une chanson très surréaliste qui me fait mourir de rire. En réalité, le nom complet de mon bar à jeux c’est : « Et c’est heureux car mon frère n’aime pas les épinards ». Ça correspond donc à un extrait de sa chanson :

« Mon frère n’aime pas les épinards
Et c’est heureux pour mon frère car
S’il les aimait, il en mangerait
Et ne peut pas les supporter.
»

Mais je n’ai pas choisi cette phrase par hasard, c’est beaucoup plus complexe. Ma curiosité reprenant toujours le dessus, je me suis entêtée à découvrir et surtout comprendre pourquoi Nino Ferrer avait choisi d’écrire cette phrase « et c’est heureux car mon frère n’aime pas les épinards ». Je connais ses chansons, c’était un chanteur doté d’une immense culture, je l’admire et je l’adore. Je sentais sincèrement qu’il y avait un sens plus profond, c’est ce qui m’a poussée à commencer mes recherches. Nino Ferrer a en fait repris le mot « épinard » dans le Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert :

« Épinards : sont le balai de l’estomac. Ne jamais rater la phrase célèbre de Prudhomme (un personnage caricatural du bourgeois français du XIXᵉ siècle, créé par Henry Monnier). Je ne les aime pas, j’en suis bien aise, car si je les aimais, j’en mangerais, et je ne puis pas les souffrir. (Il y en a qui trouveront cela parfaitement logique et qui ne riront pas.) »

D’après moi, Nino Ferrer a apporté la lumière sur ce mystère. J’ai fini par découvrir que Flaubert est né en 1821 comme Baudelaire, ils étaient d’ailleurs amis, mais ce n’est pas tout, ils ont également eu un procès en 1857, la même année, à cause d’une écriture jugée comme allant à l’encontre des bonnes mœurs avec le texte Madame Bovary pour Flaubert et Les fleurs du Mal pour Baudelaire. Au 19e siècle, les écrivains possédaient très peu de libertés d’écriture, beaucoup de textes étaient censurés car de nombreux sujets étaient jugés tabous. Leurs deux procès ont été menés par le même homme, le procureur impérial de la république de l’époque qui s’appelait Ernest Pinard, autrement dit E. Pinard. Je suis persuadée que Nino Ferrer avait également mené son enquête et qu’il avait tout compris puisqu’il a été le seul et le premier à utiliser le terme « mon frère » désignant ainsi Baudelaire.

Bar à jeux Les Épinards
Crédit Anne-Laure Dimech

Connaissez-vous toutes les règles de tous les jeux de société que vous proposez ?

Je connais suffisamment tous les jeux que je propose, pour savoir lequel conseiller aux joueurs. Je cherche d’abord à savoir auprès d’eux quels sont les types d’objectifs qu’ils recherchent comme par exemple la stratégie, l’humour, la cohésion et je les dirige vers une proposition. Je sais où ils sont tous rangés mais maintenant, avec les gros jeux qui sortent, ce serait impossible de connaître toutes les règles.

Quel est votre jeu préféré et pour quelles raisons ?

Je n’ai pas un jeu préféré ; il y a des jeux que j’aime beaucoup pour 2 joueurs, d’autres que j’aime beaucoup pour 4 joueurs, 6 joueurs… Quand on joue avec des quantités différentes de joueurs, l’enjeu est totalement différent. Je n’ai pas un jeu préféré, j’en ai plein. J’ai tendance à aimer ceux qui sont abstraits, où il n’y a pas particulièrement de thématique. J’adore Sun Tzu, un jeu sur l’art de la guerre et pourtant la thématique ne m’attire pas particulièrement au premier abord, c’est vraiment le jeu en lui-même qui me plaît. Il y a ensuite des auteurs que j’aime beaucoup car je retrouve dans chacun de leurs jeux toujours une vision des choses identique.

Quels sont les types de profils que vous pouvez voir parmi vos joueurs ?

Déjà, quand j’ai ouvert, je ne pensais pas qu’il y avait autant de joueurs, j’ai vraiment été surprise. La grande majorité des gens sont des jeunes actifs. Il y a quand même tous les profils. Le mercredi il y a couchsurfing, ce sont ceux qui voyagent et qui vont dormir chez les habitants. Il y a donc beaucoup d’étrangers et c’est sympa parce qu’ils reviennent à plusieurs reprises lors de différents voyages. J’adore ça parce que moi comme je suis toujours là, je ne voyage pas, du moins, quand je voyage, c’est à travers eux. Je trouve ça aussi fascinant de découvrir les comportements de toutes les cultures avec le jeu, ils sont souvent beaucoup plus ouverts et c’est très agréable. Il n’y a pas beaucoup de familles puisque le bar à jeux est ouvert le soir. Alors le seul moment où j’ai des familles de joueurs c’est pendant les vacances. L’autre soir j’en ai qui m’ont dit qu’ils allaient revenir tous les soirs de la semaine étant donné que c’est les vacances, ça fait toujours plaisir. Il y a beaucoup de groupes d’amis avec une grande proportion de femmes, la population est très mixte. Ce qui me fait le plus rigoler ce sont les tables de filles, j’adore les voir jouer. Puis quand à côté il y a une table de garçons et qu’ils se retrouvent au final tous mélangés, c’est génial. Il y a des gens qui se rencontrent ici, qui reviennent jouer ensemble et qui parfois même se marient. Il y a aussi beaucoup de joueurs qui viennent seuls et qui rejoignent une table. À travers le jeu, c’est facile de faire des rencontres.

Nous ne parlons que de la partie jeux de société de votre concept, il est alors temps de vous demander quelles boissons vous proposez à vos clients pour accompagner des parties de folie ?

Bar à jeux Les Épinards
Crédit Anne-Laure Dimech

Pour moi la partie bar est très importante, car le projet a toujours été un bar à jeux, parce que c’était destiné aux adultes et aussi parce qu’une proposition seule ne suffit pas, il faut toujours l’accompagner sinon je trouve ça trop sévère, c’est ma vision des choses. On a des jeux choisis, les boissons aussi sont choisies pour leurs qualités gustatives, pour la qualité de fabrication, je choisis des boissons locales mais également du monde entier car je propose des jeux qui viennent de partout. J’aime que tous les continents soient représentés autant à travers mon choix de boissons que de jeux. Je propose par exemple du saké japonais depuis 2017 avec un riz qui vient du Japon mais produit dans les Monts du Pilat. Je propose les infusions ayurvédiques vieilles comme le monde, c’est de la médecine indienne, mes jus de fruits sont bio et proviennent de Nouvelle Aquitaine car c’est une région au centre de tous les vergers où les fruits sont cueillis mûrs. Ils y font également la limonade la moins sucrée. Mes bières sont bio et sont des marques l’Agrivoise et Rivière d’ain. Mes sirops sont de la marque Crozet, ils sont produits à 15 km de Lyon et sont excellents. Ils sont si bons que pour les choisir, je les goûte purs car c’est vraiment que du fruit et ça se sent au goût. Ce sont des créateurs de goûts qui travaillent pour des grands cuisiniers et je trouve ça fascinant, c’est comme de l’art mais au niveau gustatif. Voilà pourquoi j’attache autant d’importance à ma partie bar.

Pouvez-vous nous expliquer comment fonctionne l’inscription aux épinards ?

C’est une association donc tout le monde est adhérent. Il existe deux formules pour la cotisation. La première coûte 15€, on y cotise à l’année et quand vous venez, vous ne payez rien pour le jeu. La seconde formule consiste à cotiser à la soirée, c’est 2€ à chaque fois que vous venez à l’exception de la première fois où ça vous coûte 3€ à cause de l’adhésion. Dans les deux cas, la carte d’adhésion est valable pendant un an de date à date et vous donne accès à des remises dans les magasins de jeux spécialisés. Les épinards vous permettent également de louer des jeux, il vous suffit d’être adhérent tout simplement pour pouvoir utiliser le jeu pendant une semaine.

Élizabeth tient un site internet ainsi qu’une page Facebook pour vous tenir au courant des nouveautés sorties, jetez-y un coup d’œil et venez passer une agréable soirée aux Épinards !